Dimanche

Cet après-midi
je passe
de la vie à la mort
et inversement
toutes les cinq secondes
environ
+
le temps
+
qu’il faut
+
pour écrire un vers
+
chasser une mouche
+
écouter craquer un os dans mon dos
+
telle est la routine épuisante
+
du dimanche
heureusement
qu’il y a
l’aliénation
le reste de la semaine
hop
un ciel chasse l’autre
hop
qu’ai-je encore foutu
du temps perdu ?

Requiem d’un innocent

[Attention copinage : l’auteur du post connaît l’auteur du livre, l’excellent éditeur de l’un est l’excellent éditeur de l’autre. Nonobstant, l’auteur du post revendique la pureté sincère de son estime littéraire]

Voici un long poème, touchant et drôle, acéré et inattendu, un requiem de premier ordre que l’intéressé n’aurait pas commandé à Jean-Sébastien Bach ; Jean-Claude fut un collègue manutentionnaire du poète, une figure locale et un mystère cependant, une de ces ombres incertaines qui conduisent les fenwicks dans la nuit de l’exploitation ouvrière. Requiem de ceux qui n’en commandent pas, donc, et que Grégoire Damon dépose à l’usage des vivants, avec sa rythmique gouailleuse évacuant toute gravité, mais non sans pudeur. Du meilleur Damon: inimitable dans les accélérations et les loopings. Du « Realpoetik » en barre, qui fait jouer au vers un récitatif funèbre autant que joyeux. En ce moment dans la lecture de Ceux qui trop supportent d’Arno Bertina, excellent livre aussi sur la condition des ouvriers, je me dis que ces deux livres de dignité, de deuil et de combat, mériteraient le même éclairage : au fumigène et à la bougie. Faites tourner le capitalisme: achetez plutôt (ici).

art poétique en 6 secondes et à demain

Il faut casser son joujou, toujours
pour qu’il puisse servir

j’écris depuis cinq secondes et je suis
sur facebook – le talent de mes amis virtuels me désespère
sur wikipédia – que devient Philippe Poupon ?

dix et je suis
sur télérama sur yahoo sur ma cinquième boite mail sur le twitter d’une folle sur les suites d’un débat de société qui fait avancer le débat de société qui fait avancer le débat
sur le direct live d’une mauvaise nouvelle à succès
de victimes par centaines
de tortues défenestrées
d’océans asthmatiques
d’avenir bouché d’avenir noir d’avenir tranché irradié
douze secondes et je suis
irradié à mon tour – le nuage a fait le tour du monde
il faut
casser le joujou toujours
pour qu’il serve
et je suis – collé le cul au skaï de ce fauteuil où il manque un accoudoir
huit secondes encore yahoo – la fille a d’énormes seins c’est la fille du manager d’un type qui coache des épilatrices de stars en devenir
huit secondes chrono top je suis
de retour sur Facebook – ces amis virtuels sont de tels connards
six secondes – qu’est-ce que tu fiches ici
si ça se trouve ils te voient
je descends le fil remonte
l’algorithme tourne
la terre tourne
le sang tourne dans mes artères
tourne vinaigre cette saleté d’art
mon art poétique c’est l’historique d’un navigateur

– non point les voyages du capitaine Cook –
les traces d’un logiciel transmutant en code binaire mes désirs dératés pour les vendre aux siècles des siècles je pense à Mozart
huit secondes
philippe poupon se consacre au futur des générations

traces traces traces d’ours polaires au sahara
traces de sang sur le col du gentil monsieur
qui parlait du gentil gamin
qui a disparu hier sans laisser de
traces traces traces
faudrait casser joujou
faudrait casser le trou
dans l’œil du type pris en selfie
allongé nu sur la tombe de saint john perse

je récupère plus
je récupère
six secondes et me voilà dans lequipe.fr
ouverture du score ouverture du tour du monde
tout s’ouvre
tout se ferme
tout s’ouvre

les fenêtres s’éclipsent l’une l’autre, se chevauchent, se tourmentent, mes synapses ne suivent plus ce que mes doigts commandent du bout du bout du bout du monde
du bout du monde de mes nerfs
je commande à rien qu’un langage en binaire
qui ne veut plus de moi
qui ne veut plus de moi
mon putain d’art poétique
c’est un historique
trace
trace de navigateur dans son slip
je veux dire Tabarly filmé à la barre en direct un saumon lui arrache la tête
twitter s’en empare même même même même
et je suis en train d’écrire ce poème
quand je reçois la vidéo dans un coin
elle dure quarante sept secondes

d’abord le calme lourd des eaux
le plic ploc du bateau
sur tâche d’huile
puis une voix OH MY GOD
je consulte ma quatrième boite mail mon compte bancaire mes notifications trello mes statistiques du jour mon fil facebook la fiche wikipédia d’un boxeur croate, je consulte doctissimo jeuxvideo.com le sorcier Yabata une lame de rasoir sur ma gorge

puis l’ombre dans les eaux
brusquement se transforme
en géant papillon d’écume
un dragon à écailles
bleues rouges bleues
surgit et avant
trois secondes
que t’ait le temps de dire oh my

arrache la tête du navigateur historique
purée je l’ai je coupe
pense à Mozart
putain je l’ai je coupe
j’ai mon art poétique

et je tombe
dans la nuit
trois secondes
cent mille ans
où tout continue d’imprégner les écrans
où tout continue d’imprégner tout
les écrans
les océans
les siècles des siècles

mon crétin d’art poétique
ô dieux impurs protégez-moi
c’est un historique

dans la foulée

À 40 ans toujours se croire
l’enfant de Pompéi
dont le corps recroquevillé
troublera son prochain
dans 2000 ans


piège d’un territoire si lointain
si ancien
s’enfonce à présent sous terre
c’était la seule manière
de connaître la lumière

et nous la connûmes !
dans la fureur d’un chat
à lécher ses antérieurs
sur nos propres bras

dans la douleur d’une foulée
cassée
au 20ème kilomètre
par le roulement des pierres

s’éloignant peu à peu du fil
où nu se découvrirent
Grand Veymont
Taillefer
Dévoluy


dans l’intense présent du siège
entre massifs
entre dons telluriques
quotidien hasardeux

Quatrain (2)

Le tragique de nos vies sied au linoléum
nous marchons seulement d’un bureau à un autre
quelqu’un dit : mon service travaille avec le vôtre
un rayon d’hiver tremble sur les supports de com

Quatrain (1)

Nous eûmes avec la faune nos moments d’absolu
Quand dans l’aube rosée et un collant fluo
La biche nous surprit azotant un talus
Avant de repartir plus fort plus vite plus haut

Cher Joe

Cher Joe B.
sache que l’effet salvateur du sérestat 10mg
combiné à la paroxétine 10mg
combinés à la bière
combinés à la cessation de toute activité
combinés au silence
combinés à la présence insoluble d’une tristesse familière
combinés à l’idée d’expansion de l’Univers
dure trois minutes
dans lesquelles tu cesses enfin
de sécréter des images terrifiantes
d’une guerre constamment perdue
bien à toi

Petite ourse de la pauvreté

Avant que je ne trouve pas les mots, le plus simple serait que vous lisiez:
SUEL, Lucien. Petite ourse de la pauvreté. Limoges : Dernier télégramme, 2012.

Célébration par Lucien Suel, en vers justifiés, de sept personnages du Pas-de-Calais formant cette constellation de fous furieux, d’hommes ordinaires, de candides, d’inadaptés, de vivants qui scintille fort malgré les satellites barbares.
Ivar Ch’vavar – Georges Bernanos – Mouchette – Fleury Verbrugghe – Augustin Lesage – Benoit-Joseph Labre – Fleury-Joseph Crépin

« Voici Benoît Labre. Lui
sanctifie l’oisiveté en
ce siècle où la torture
machiniste commence ses
ravages dans les villes
anglaises pour déferler
à la fin sur la planète
dégradée. Lui sanctifie
la pauvreté en ce temps
où l’infâme bourgeoisie
se glorifie de la ponte
ininterrompue d’abjects
objets de consommation. »

A. Lesage, sans titre, 1949

Dehors

Moi aussi donc je suis sorti. J’ai parcouru à vélo toute la métropole. J’ai fait mes petites observations à mon tour. La chose la plus surprenante, après tout ce temps, si vous voulez mon avis : il reste encore, là, dehors, des gens qui sont jeunes. Il y a des gens qui se permettent encore cela à l’été 2021. Au-delà du fait que c’est assez dégueulasse pour les autres, la surprise vient du fait que ces gens, jeunes, paraissent parfaitement individualisés. C’en devient difficile à croire. Mettons : ils sont lycéens, et au lieu que de s’être fondus dans l’agglomérat de l’idée de jeune, eh bien je peux vous le dire, je les ai vus : ils ne correspondent pas du tout à l’agglomérat : quand ils vous regardent on voit bien que ce sont des sortes d’humains à part entière, assez uniques. Ben ça fait un peu mal, je détourne soigneusement le regard mais je tenais à vous en informer, au cas où vous sortez.