Dans les marécages

Le principe des Vases communicants : tous les premiers vendredis du mois : échanger ses vidéos, s’emparer des image et de la bande son de l’autre, entrer en dialogue avec… En ajoutant voix off, texte lu / improvisé / écrit sur l’image / sons / musique et diffuser sur sa chaîne YouTube la vidéo de son invité…

La vidéo de Juliette Cortese avec les images de JB Happe : https://youtu.be/WlK4fjCaT5A

et vous viendrez alors

(à Tristan)

et vous adorerez, imbécile caillette
mes vers antipathiques vautrés dans le transat
d’une anthologie noire à souffler les paillettes
oh vous les aiiiiiiimerez, vous qui les méprisâtes

et vous viendrez alors visiter les infects
affects calamiteux de ma lyre, oui, car
vous qui fermez le bar de vos regards select
trouverez quelque ivresse dans mes vers à ricard

Crêt de la neige 3328OT Oyonnax. Lélex. PNR du Haut-Jura » (ed IGN, coll. Top25, 2021 Paris)

La collection top25 constitue la pépinière principale des éditions de l’IGN : au plus proche de la « rugueuse réalité », sans concession aux modes (sauf douteuses tentatives numériques), dans un esprit de rigueur et d’inventivité qui fait souvent défaut au paysage littéraire contemporain. Une nouvelle publication est toujours un risque : cet opus intitulé « Crêt de la Neige 3328OT Oyonnax. Lélex. PNR du Haut-Jura » tient et dépasse les promesses de la collection. Il faut s’y laisser glisser comme si jamais nulle poésie n’avait été écrite avant elle. Elle invente un monde où nous devons réapprendre à marcher.


Rigueur disions-nous et c’est la première évidence : là où tant d’œuvres souffrent de relâchements expressifs, de creux où tombent et crèvent nos capacités attentionnelles, ici même une tourbière est un sommet. L’auteur (ou l’autrice?) engage une épreuve de force avec ses propres moyens, épreuve qu’elle soutient jusqu’au bout: la précision de la légende, de l’échelle, des proportions et des couleurs reste – presque maniaquement – respectée. Ainsi, une forte tension parcourt la carte, qui électrise sa lecture: l’enjeu traverse le papier, nous saute au visage, sans compromis possible.
Mais pareille rigueur ne serait que tristesse robotique sans le fourmillement qui se déploie dans l’espace contraint du papier. Pas de retour à la ligne foireux, pas d’extravagance formaliste à périr d’ennui ni d’uniforme revêtement, mais une séminale éruption de contrastes : les larges forêts sont rayées d’une autoroute où les ouvrages d’art tantôt s’opposent, tantôt épousent les courbes de niveau par moments torturées. Ce combat de géant en constitue le morceau de bravoure, mais l’ensemble est piqueté, comme une averse d’évènements singuliers, de coups de théâtres : tours, chapelles, sources, croix, gros rochers marquants, station de pompage, tumulus, etc. Et cela se tourne, se retourne, se déplie et se lit dans tous les sens, au hasard: une constante surprise en deux dimensions. L’engagement verbal est total : d’une « Montagne des Moines » à un « Technoparc du pays de Gex » en passant par une « Commune de Septmoncel les Molunes » et des « combes », « abergements », « Oublies », « Teppes » et autres « Queues de lac » les toponymes ne plaisantent pas avec leurs ressources d’imaginaires, leur fracas de sons et de sens. La profondeur diachronique le dispute aux stigmates de la modernité. L’auteur restitue avec puissance un monde qu’il sait regarder en face et simultanément avec une érudition ouverte comme une plaie : vous n’empêcherez pas la D436 de finir en 2×2 voies. Ni d’énormes lignes hautes tension de flétrir le Pré Michy.
Et pourtant, l’auteur vous laisse étonnamment libre: aucune manipulation, aucun jugement, vous voilà embarqué aussi dans votre propre pensée, dans votre propre espace et dans des projections, des espoirs et des manques qui vous appartiennent. La marque des grands, sans doute, que de raconter ainsi le présent à une échelle intime et pourtant commune. Des prémisses d’horizon naissent à cette lecture ; ils n’y sont pas explicitement inscrits, mais des ciels se lèvent avec certains reliefs, et c’est comme un peu plus libre que vous reprenez la route. Visions, échos, passages : fulgurances de couleurs et rage de l’écriture dans un remarquable retrait narcissique : la tête vous tourne et c’est l’esprit désorienté qu’on sait mieux que jamais où, malgré l’autoroute, sourcer sa propre quête.

Juché là

Vide
fleur
cloche
beurre
écarte de la tête tout ce qui
toque
Ouvre fenêtre
chasse l’air
marche sur haut-parleur désert
dans les blocs
dans l’arc desbruyères
dans ballon bleu qui enfle
comprends le sens de la
lumière
Arase l’arme
flaire le long d’un tourbillon d’eau claire

S’évase se corse
penche au rebord d’un raffinement enfoui
sonde la truite
comble la nuit
entre l’assuré et
l’écorce
filtre des mousses
avale son chemin
pisse sa force
renaît d’entre ses mains
jette un oeil
puise un regard
laisse éventré un sourire et part
dépense corps
dépêche l’arme
sans savoir sans retenir rien
plie la branche
lève l’hache
jusqu’au fil aérien où
file flèche :
moi l’an 2000

Dimanche

Cet après-midi
je passe
de la vie à la mort
et inversement
toutes les cinq secondes
environ
+
le temps
+
qu’il faut
+
pour écrire un vers
+
chasser une mouche
+
écouter craquer un os dans mon dos
+
telle est la routine épuisante
+
du dimanche
heureusement
qu’il y a
l’aliénation
le reste de la semaine
hop
un ciel chasse l’autre
hop
qu’ai-je encore foutu
du temps perdu ?

Requiem d’un innocent

[Attention copinage : l’auteur du post connaît l’auteur du livre, l’excellent éditeur de l’un est l’excellent éditeur de l’autre. Nonobstant, l’auteur du post revendique la pureté sincère de son estime littéraire]

Voici un long poème, touchant et drôle, acéré et inattendu, un requiem de premier ordre que l’intéressé n’aurait pas commandé à Jean-Sébastien Bach ; Jean-Claude fut un collègue manutentionnaire du poète, une figure locale et un mystère cependant, une de ces ombres incertaines qui conduisent les fenwicks dans la nuit de l’exploitation ouvrière. Requiem de ceux qui n’en commandent pas, donc, et que Grégoire Damon dépose à l’usage des vivants, avec sa rythmique gouailleuse évacuant toute gravité, mais non sans pudeur. Du meilleur Damon: inimitable dans les accélérations et les loopings. Du « Realpoetik » en barre, qui fait jouer au vers un récitatif funèbre autant que joyeux. En ce moment dans la lecture de Ceux qui trop supportent d’Arno Bertina, excellent livre aussi sur la condition des ouvriers, je me dis que ces deux livres de dignité, de deuil et de combat, mériteraient le même éclairage : au fumigène et à la bougie. Faites tourner le capitalisme: achetez plutôt (ici).

art poétique en 6 secondes et à demain

Il faut casser son joujou, toujours
pour qu’il puisse servir

j’écris depuis cinq secondes et je suis
sur facebook – le talent de mes amis virtuels me désespère
sur wikipédia – que devient Philippe Poupon ?

dix et je suis
sur télérama sur yahoo sur ma cinquième boite mail sur le twitter d’une folle sur les suites d’un débat de société qui fait avancer le débat de société qui fait avancer le débat
sur le direct live d’une mauvaise nouvelle à succès
de victimes par centaines
de tortues défenestrées
d’océans asthmatiques
d’avenir bouché d’avenir noir d’avenir tranché irradié
douze secondes et je suis
irradié à mon tour – le nuage a fait le tour du monde
il faut
casser le joujou toujours
pour qu’il serve
et je suis – collé le cul au skaï de ce fauteuil où il manque un accoudoir
huit secondes encore yahoo – la fille a d’énormes seins c’est la fille du manager d’un type qui coache des épilatrices de stars en devenir
huit secondes chrono top je suis
de retour sur Facebook – ces amis virtuels sont de tels connards
six secondes – qu’est-ce que tu fiches ici
si ça se trouve ils te voient
je descends le fil remonte
l’algorithme tourne
la terre tourne
le sang tourne dans mes artères
tourne vinaigre cette saleté d’art
mon art poétique c’est l’historique d’un navigateur

– non point les voyages du capitaine Cook –
les traces d’un logiciel transmutant en code binaire mes désirs dératés pour les vendre aux siècles des siècles je pense à Mozart
huit secondes
philippe poupon se consacre au futur des générations

traces traces traces d’ours polaires au sahara
traces de sang sur le col du gentil monsieur
qui parlait du gentil gamin
qui a disparu hier sans laisser de
traces traces traces
faudrait casser joujou
faudrait casser le trou
dans l’œil du type pris en selfie
allongé nu sur la tombe de saint john perse

je récupère plus
je récupère
six secondes et me voilà dans lequipe.fr
ouverture du score ouverture du tour du monde
tout s’ouvre
tout se ferme
tout s’ouvre

les fenêtres s’éclipsent l’une l’autre, se chevauchent, se tourmentent, mes synapses ne suivent plus ce que mes doigts commandent du bout du bout du bout du monde
du bout du monde de mes nerfs
je commande à rien qu’un langage en binaire
qui ne veut plus de moi
qui ne veut plus de moi
mon putain d’art poétique
c’est un historique
trace
trace de navigateur dans son slip
je veux dire Tabarly filmé à la barre en direct un saumon lui arrache la tête
twitter s’en empare même même même même
et je suis en train d’écrire ce poème
quand je reçois la vidéo dans un coin
elle dure quarante sept secondes

d’abord le calme lourd des eaux
le plic ploc du bateau
sur tâche d’huile
puis une voix OH MY GOD
je consulte ma quatrième boite mail mon compte bancaire mes notifications trello mes statistiques du jour mon fil facebook la fiche wikipédia d’un boxeur croate, je consulte doctissimo jeuxvideo.com le sorcier Yabata une lame de rasoir sur ma gorge

puis l’ombre dans les eaux
brusquement se transforme
en géant papillon d’écume
un dragon à écailles
bleues rouges bleues
surgit et avant
trois secondes
que t’ait le temps de dire oh my

arrache la tête du navigateur historique
purée je l’ai je coupe
pense à Mozart
putain je l’ai je coupe
j’ai mon art poétique

et je tombe
dans la nuit
trois secondes
cent mille ans
où tout continue d’imprégner les écrans
où tout continue d’imprégner tout
les écrans
les océans
les siècles des siècles

mon crétin d’art poétique
ô dieux impurs protégez-moi
c’est un historique