Il ne se passe rien mais Heptanes Fraxion

Heptanes Fraxion, Il ne se passe rien mais je ne m’ennuie pas, éditions Cormor En Nuptial, 2018

Heptanes Fraxion, Fraxion, éditions Cormor en nuptial, 2019

Une de mes grandes fiertés dans la vie est d’avoir lu des textes d’Heptanes Fraxion sur la scène de l’École Normale Supérieure de Lyon. Patrick Dubost, grâce lui en soit rendue, avait fait appel à quelques collègues pour remplacer au pied levé l’intervention d’un poète défaillant. Les poètes défaillent couramment, bichettes. J’étais invité parmi d’autres à lire quelques minutes un auteur de mon choix. Heptanes Fraxion à l’ENS ! « Poète obscur rasta chauve chien de métal parasite pédé d’Heptanes Fraxion » (tel qu’il se présente) sur l’immense plateau de l’antre élitaire institutionnelle : la ficelle était grosse, même pas peur. Il faisait glacial là-haut. Un Groenland de deux cent mètres carrés. Je me suis caillé mais je crois que les mots d’HF sont restés un moment dans l’oreille des présents : ils furent plusieurs à venir m’en parler. Une vieille dame m’a demandé ce que cela voulait dire « chirdé ». J’ai révisé mon verlan, j’étais probablement ému, pas chirdé du tout.

Ce soir-là, une autrice m’a fait remarquer la chose suivante : se trouvait à intervalles irréguliers dans ce que j’avais lu, un élément comme une butée qui déviait imperceptiblement le cours du poème: un décalage, l’opposé d’un effet ou d’une astuce maîtrisée : un grain de sable. Quelque chose de narratif et improbable : la rugosité du grain de sable. Je suis entièrement d’accord avec cette autrice. Dès ce titre d’ailleurs: « il ne se passe rien mais je ne m’ennuie pas », qui suggère un léger contrepied, contrepied dans le vide, à vous faire douter de votre équilibre : un pas de danse. Le second élément qui m’apparaît remarquable dans ces recueils, c’est l’empathie du texte avec ses « personnages ». Ces deux choses sont liées. Voyons voir.

Comme beaucoup d’autres auteurs, j’ai lu pour la première fois Heptanes Fraxion sur Facebook, il y a quelques années. Avec le recul, je dirais dans son cas que ce n’est ni un hasard, ni anodin : c’est là qu’il fallait le découvrir, et non pas relié en peau de bouc dans cinquante ans. Il y aurait trop à dire sur le sujet « Facebook et littérature », mais deux mots : d’abord ce type-là ne se servait pas de Facebook, de telle ou telle manière en tant qu’auteur ; Mark Zukerberg était, via la publication des textes de son blog (hélas, presque personne ne lit plus de blogs), son éditeur. Je traine sur Facebook comme dans un supermarché. Au rayon boucherie, on trouve un tas de types qui épanchent leur poésie poétisante, ou poétisane. Difficile d’y reconnaître un poète obscur d’un chien de métal. Mais j’y traine avec une idée vague et persistante : que si la poésie a une importance, si la poésie importe d’une manière ou d’une autre, il est presque certain que c’est au rayon boucherie d’un supermarché qu’elle doit surgir: parce que si elle importe, elle n’est pas l’affaire de quelques-uns qui héritent de ses codes ésotériques, mais le reflet d’un désir collectif dans le trouble du morcellement intime.

Or, ce qu’il y a de remarquable dans le cas Fraxion-Facebook, ce n’est pas, bien entendu, l’épanchement intime ou le paysage marginal, ces choses forment comme une traîne douloureuse au mot « poésie » chez un nombre inconcevable d’écrivants. Non, ce qui me semble remarquable, c’est cette profonde empathie, cette douceur à donner des voix précises, touchantes, à la banalité des vies. Une passion du portrait, au niveau de justesse rare et qui floute imperceptiblement cet épouvantail qu’est le « sujet lyrique ». Les autres ne sont pas des miroirs, la galerie n’est pas pour l’épate : Heptanes Fraxion connaît et sait susciter textuellement Charline-au-chien, Dame Lynx ou la reine des Cow-Boys1. Sa poésie les vêt une grandeur qui en retour lui revient. Que cela ait lieu sur Facebook me semble d’une tristesse assez puissante : achetez son livre, évidemment, mais ne sous-estimez pas ce que cela fait, avec ou contre la mélancolie de l’époque, d’assister sur Facebook à la possibilité du poème. Quelque chose a donc lieu ici aussi, envers et contre tout ?

Fraxion ne théorise pas sa pratique, il n’est pas davantage adepte de jeux formels virtuoses : il écrit de ce vers libre, retour ligne, qu’on peut trouver plat ou coupé de toute « mémoire » littéraire. Est-ce à dire cependant que ces textes n’inventent pas leur forme et qu’ils ne réfléchissent pas? Je veux dire: est-ce qu’ils ne sécrètent pas l’exact corps dont ils ont besoin pour se mouvoir en animaux sauvages ? Comme lecteur, je perçois bien en eux une vie palpitante, un ondoiement rythmique qui surélève le sens, le métabolise, le projette hors des conceptions figées. Cette sorte d’intelligence situationnelle du langage, d’impulsivité lumineuse me suffit amplement. Elle n’est pas sans lien, il me semble, avec ces grains de sable dont nous parlions ; Par exemple, un des « stylèmes » récurrent de ce recueil, c’est le « que » en début de vers :

« Que les ronces vont vites
plus vite que les vignes
que la terre est brûlante en été
que la terre est brûlante
qui sèche les fleurs
que les abeilles veulent l’embrasser
que sa seule amie est en voyage depuis deux mois
chez son fils en Polynésie
que lui il ne s’est jamais marié
que c’est long deux mois
que c’est loin la Polynésie
que c’est comme ça
que la peau épaisse des plantes potagères annonce un hiver rude
que les nuages esquivent les pylônes
que les nuages viennent crever sur la colline
qu’il a évité de justesse la pluie
que le thé le requinque
que l’eau-de- vie aussi même s’il n’a plus trop le droit
que les jours rallongent
que sa vie raccourcit
qu’il peut plus rien faire sans fatiguer son coeur
que c’est comme ça
que les ronces vont vite »

Ce « que », c’est tout sauf du jus de cerveau littéraire, à peine une invention pour se donner de l’élan. Ce n’est peut-être pas même une invention. Mais la façon dont le texte met en scène, sur un mode ambigu, cette répétition catalyse l’énergie de chaque vers: s’agit-il d’une sorte de conversation ici rapportée où le « que » signifie : « tu dis que » ? « il dit que » ? Le sujet du poème s’en fait alors le réceptacle et accueille cette voix dans une distance qui indique aussi bien sa fragilité, et précisément sa difficulté à dire. J’y trouve une manière de « désénonciation » pour utiliser encore les termes de Pierre Vinclair.

Pour ma part je me promène depuis longtemps sur ce fil dangereux : que la poésie, que l’écriture, que tout cela n’a peut-être, n’a probablement, n’a assurément aucune importance. (pour info: notre espèce détruit méthodiquement ses conditions de vie). Pas mal de vide, sous cette arête : comment faire confiance à quelque chose d’aussi incertain que des corpuscules de son et de sens ? L’unique ressource c’est d’éprouver la consistance de l’hypothèse de départ : que tel ou tel agencement verbal pourrait valoir le coup provisoirement. En quittant la scène de l’ENS, j’ai raté une marche et je me suis cassé la gueule, je me suis fait mal ; ç’aurait pu être drôle, la tête des gens qui m’ont aidé à me relever m’a laissé accroire que c’était surtout étrange : rarement un tel niveau de compassion accompagna mes chutes, et cette compassion provenait de la poésie d’Heptanes Fraxion plus que de ma burlesque sortie. J’ai trouvé cela vexant, et beau. J’ai trouvé que ça valait le coup. Les trois textes étaient issus de « Il ne se passe rien mais je ne m’ennuie pas ».

JBH (2021)

1 Grégoire Damon, dans son excellente postface au recueil: « Les autres, c’est sa passion, sa drogue. Son boulot, c’est de hanter. Les villes – mais surtout les gens. À investir par les détails – une façon particulière de marcher, une couleur de cheveux, une vieille veste, une odeur de bar-tabac. »

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