Sa courbure m’émeut. J’y vois le ploiement du squelette ouvrier, du paysan. Un tableau de Millet serré dans la paume de mes mains. Puis j’y trouve l’usure morale du temps. Un signe de faiblesse : en catholique je vois dans sa courbure le chemin du Salut.
Je ne regarde pas longtemps le manche du balai-brosse en songeant au Salut : plutôt, je l’empoigne pour me sauver.
Passer la serpillière relève d’abord de l’exercice physique, et la courbure est l’impression directe, 3D, d’une dépense d’énergie : deltoïde, grand pectoral, brachial antérieur. Tâches de terres, tâches de gras, tâches : mes avant-bras exercent cette pression sur le manche qui transmet à la brosse une volonté de purification en actes. Je me penche, je m’aide du poids du buste, je veille à bien ressentir mon souffle jusque dans mes lombaires pour ne pas susciter des tensions parasites. Je veille à relâcher la mâchoire et à transmettre, de l’épaule au radius et à la main, de la main au manche courbe, du manche courbe à la brosse, je veille à transmettre cette force purificatrice dont je prends conscience en l’exerçant. J’extériorise une force, je dépense. Et si je me dépense d’une manière qui me laisse croire à une infime amélioration du monde, si je me dépense ainsi c’est à l’exact opposée de ce qui me détruit : penser contre moi, contre le monde.
Me dépenser en actes en faveur de l’amélioration du monde, plutôt que penser immobile contre lui.

J’entends ma mère et ma grand-mère, et les lignées innombrables de femmes, je les entends exhumer dans l’effort une ressource morale. Fais le ménage, pleure, puis refais le ménage si le monde est tâché. Tu n’y penses plus, tu te dépenses et tu t’armes en vue d’une lutte grandiose. Tu te prépares. Tu as suffisamment pensé, tu as fait le tour de la question. Alors active-toi, passe la serpillière, prépare quelque monde neuf en ratiboisant l’ancien.
La courbure au manche du balai-brosse indique une force positive. Elle lie le passé au futur, elle me soulage et m’émeut. Je tâche de la suivre non pour détourner le regard, mais afin de former la parabole la plus propice au transit des forces de vie.